Migrations saisonnières des bouquetins sur les deux Villards
En 1983, 20 bouquetins (7 mâles et 13 femelles) originaires du Mont Pleureur (sommet des Alpes valaisannes, en Suisse, situé dans le canton du Valais, qui culmine à 3 704 mètres d’altitude) ont été réintroduits à 4 reprises au-dessus du barrage de Grand Maison (côté Isère) et, de manière concomitante, une réserve de faune sauvage de Belledonne a été créée pour protéger cette population et son habitat. Cette réintroduction a été financée dans le cadre des mesures de compensation octroyées par EDF en contrepartie de la construction du barrage de Grand Maison.
Une population stable et saine
Selon Mathieu Beurier, technicien à l’Office français de la biodiversité (OFB), aujourd’hui le nombre de bouquetins est estimé entre 800 et 1 000 individus sur l’ensemble du massif de Belledonne (graphique ci-dessous) : « Si la population a augmenté de manière exponentielle jusqu’en 2000, elle a ensuite atteint un plateau et les effectifs varient peu depuis, stabilisés autour de 800 à 1000 individus. Cette dynamique est typique des populations d’ongulés lors de réintroductions réussies. Les femelles produisent beaucoup de jeunes au départ quand peu d’individus occupent le milieu disponible, puis la dynamique reproductive baisse quand la taille de la population augmente car les ressources sont à partager entre de nombreux individus. »
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Si les lâchers ont uniquement été faits au-dessus du barrage de Grand Maison, la population a colonisé tout le massif de Belledonne, de Chamrousse, à l’extrême sud, jusqu’à la vallée de la Maurienne (carte ci-dessous).
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Mathieu Beurier : « La présence sur tout le massif est liée essentiellement au phénomène de migration saisonnière, le bouquetin migrant de quartiers hivernaux, plus bas en altitude et orientés au sud, vers des quartiers estivaux plus hauts en altitude avec des expositions favorisant la disponibilité alimentaire. Des individus se sont également installés dans des zones qui étaient au départ inféodées aux quartiers d’été, et n’ont plus migré, ou peu comme par exemple le groupe présent dans la combe du Merlet. »
Captures et suivis des bouquetins
Depuis 1983, des opérations de captures et de marquages des bouquetins ont lieu chaque année dans l’objectif d’étudier le fonctionnement bio-démographique et comportemental de la population. Mathieu Beurier : « En quelque 40 ans, ce sont quelque 1 400 individus qui ont été marqués. Lors de ces opérations les animaux sont mesurés et équipés de marquage individuel, leur état sanitaire est également contrôlé par des prélèvements sanguins. Ces mesures et marquages nous permettent d’identifier finement l’ensemble des paramètres démographiques, et de comprendre et prédire comment ils peuvent varier en fonction des facteurs environnementaux. »
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Jusqu’en 2020, ces opérations de capture avaient lieu uniquement sur le versant isérois de Belledonne, entre le vallon de l’Âne et le col de la Vache. Les bouquetins qui étaient observés avec des dispositifs de marquage dans les combes de la vallée des Villards étaient donc tous des bouquetins qui avaient été marqués du côté isérois. Mathieu Beurier : « La plupart des bouquetins marqués observés sur les Villards sont donc des animaux vus lors de leur migration ou pendant la saison estivale puisque les combes des Villards sont prisées des bouquetins isérois pendant l’été. D’autres animaux, marqués en Isère, n’y sont pas retournés et occupent aujourd’hui un domaine vital annuel qui se situe entre les combes du Tépey et du Merlet. Ils restent toute l’année sur les Villards, avec des zones estivales vers les plus hauts sommets et des zones d’hivernage dans les pentes raides ensoleillées à l’entrée de ces combes. Depuis 2021, grâce aux autorisations des communes de Saint-Colomban-des-Villards et Saint-Alban-des-Villards, 16 mâles ont été capturés par télé-anesthésie – fléchette avec produit anesthésiant tirée avec un fusil dédié – dans la combe des Roches. Des tentatives ont été effectuées dans les combes du Tépey et du Merlet, mais sans succès car les animaux étaient inapprochables ces jours-là. »
Déplacements des bouquetins sur les Villards
Les bouquetins sont équipés de colliers GPS. La batterie de ces colliers a une durée de vie d’environ 14 mois. Il faut ensuite récupérer les colliers pour avoir les informations qu’ils contiennent. Mathieu Beurier : « Afin de ne pas devoir recapturer un animal pour lui enlever le collier, ces colliers sont équipés d’un dispositif d’ouverture automatique. Ainsi, pour un animal capturé en mai 2023, son collier GPS va automatiquement tomber aux environs du 1er aout 2024. Nous partons ensuite à la recherche de ces colliers grâce à un récepteur d’ondes VHF, le collier émettant un signal propre à chaque bouquetin. »
Ces colliers GPS permettent de comprendre comment les bouquetins sélectionnent leur habitat, comment ils réagissent spatialement à la présence des troupeaux ovins ou des randonneurs, et quelles sont les caractéristiques des couloirs empruntés au cours des migrations saisonnières. Voici trois exemples de données GPS pour illustrer les périples saisonniers des bouquetins sur les Villards (Sur les documents ci-dessous, les déplacements ont des couleurs différentes selon les mois où ils ont été effectués. Consulter la légende qui apparaît sur la gauche des cartes.)
Exemple 1 (carte ci-dessous). Il s’agit d’un mâle de 8 ans capturé en mai 2023 vers l’alpage de Comberousse dans la combe des Roches. Ce bouquetin va ensuite se déplacer pour passer tout l’été au-dessus des lacs du Morétan, sur la montagne de Périoule. Il commence son hivernage dans les pentes sud au-dessus du refuge de l’Oule en novembre, pour filer ensuite au-dessus du barrage du Carré dans la vallée de l’Oule pour le mois de décembre. En plein hiver, il va passer au pic nord du Merlet pour être en janvier dans la combe du Merlet, au-dessus du hameau des Granges (Saint-Alban-des-Villards). Il y reste jusqu’à la mi-avril, pour revenir dans la combe des Roches sur le lieu où il était 1 an plus tôt. Il y restera jusqu’en juin pour retourner passer l’été sur la montagne de Périoule et perdra son collier au col de l’Envers.
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L’exemple 2 (carte ci-dessous) concerne un mâle de 7 ans, marqué le 5 mai 2023 au dessus du lac de Grand Maison, vers le lac de l’Âne. Au mois de juin, en une journée, il va passer par la combe de la Croix (parcours vert) et le col de Sembuis pour arriver dans la combe du Tépey où il passera tout l’été. En novembre, il descendra en altitude, vers la pierre de la Barme, puis, en moins de 24 heures, effectuera le parcours inverse par le même chemin (parcours bleu) jusqu’au barrage de Grand Maison pour y passer l’hiver. Il retournera ensuite en mai de l’année 2024 vers la combe de la Croix.
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Le troisième exemple (carte ci-dessous) est celui d’un mâle de 9 ans capturé un 1er juin dans la combe des Roches où il va rester tout l’été sous le Charmet de l’Aiguille, puis rebasculer sous les sommets du Grand Morétan et du Moulin Lambert. En novembre, ce bouquetin descend commencer son hivernage dans les rochers de l’Aigle en bas de la combe des Roches. Le 12 décembre il part dans la combe du Tépey, sous le planard de Valmaure. Il n’y restera qu’une semaine. Le 20 décembre il rejoint les pentes sud de combe Madame en passant par le col du Tepey (près du pic de la grande Valloire) et, le 30 janvier, il retourne sous le planard de Valmaure où il ne s’attardera pas puisque le 2 février il retourne dans la combe des Roches sous Comberousse où il se stabilise enfin et reste jusqu’en juin, et où son collier sera récupéré.
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Une réintroduction réussie
En complément des localisations, les colliers GPS permettent de mesurer des données essentielles à la compréhension du comportement de la population étudiée comme le déplacement net des bouquetins et l’attitude, la température, le degré de la pente et son exposition, de l’endroit où ils se trouvent.
Les captures de bouquetins s’inscrivent dans plusieurs protocoles qui permettent d’avancer quelques conclusions provisoires. Mathieu Beurier : « La première est que la population de Belledonne a atteint son niveau plateau et que c’est une population en bon état sanitaire. La réintroduction est donc une réussite. Ensuite, nous remarquons des comportements qui commencent à se modifier au regard du changement climatique et de la fréquentation du massif. Les animaux passent plus de temps en altitude dans des zones de quiétude. Nous travaillons aujourd’hui sur l’impact du réchauffement sur les périodes de végétation et donc son impact sur la reproduction et la croissance des individus. » (*)
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(*) Les photographies et les graphiques qui illustrent cet article (« Une » comprise) proviennent de l’Office français de la biodiversité, un organisme qui résulte de la fusion, au 1er janvier 2020, de l’Agence française pour la biodiversité et de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage.